Accueil Police-justice Pandora papers : l’enquête de Radio France sur la Côte d’Azur

À qui appartiennent les plus belles villas de la Côte d’Azur ? Difficile de répondre, tant les structures mises en place sont sophistiquées. Les Pandora Papers permettent de montrer que l’ingénierie fiscale et juridique mise en place a parfois pour but de cacher l’origine de l’argent.  

Sur le papier, la Côte d’Azur présente toutes les caractéristiques propices au blanchiment : cadre de vie agréable, proximité avec l’Italie et Monaco, marché dynamique des biens immobiliers de luxe, et présence de grandes fortunes françaises et étrangères. Mais la réalité le confirme : les « Pandora Papers », cette fuite de près de 12 millions de documents provenant de 14 cabinets offshore, obtenus par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et partagés avec ses partenaires, dont la cellule investigation de Radio France, permet de comprendre comment des montages offshore sophistiqués ont servi à acquérir des biens immobiliers sur la Côte d’Azur. Via ces structures, des propriétaires ont pu cacher leur identité, réduire leurs impôts de manière plus ou moins légale, et injecter en France de l’argent dont on ne connaît pas l’origine.  

La technique de « l’auto-prêt »

Le nom d’Andrej Babis apparaît tout d’abord dans les « Pandora Papers ». Grâce à un montage complexe, il a acquis en 2009, deux biens immobiliers sur un terrain de trois hectares à Mougins dans les Alpes-Maritimes. Il a d’abord injecté 15 millions d’euros dans une société aux Iles Vierges britanniques, dont il était le bénéficiaire. Cette somme a ensuite été prêtée à une autre de ses sociétés, créée au même moment aux Etats-Unis, pour être finalement injectée par une société monégasque dans l’achat de ses biens immobiliers. Trois sociétés. Trois territoires. Et surtout un prêteur et un emprunteur qui semblent en réalité être la même personne.

Les caractéristiques de ce montage ressemblent en grande partie à ce que les spécialistes de la lutte anti-blanchiment appellent un « loan-back » ou « auto-prêt ». Cette technique peut être utilisée lorsque « l’origine des fonds de la société qui prête est douteuse », explique Maurice Feferman, directeur juridique de Swiss Life Assets Managers, et co-auteur de L’immobilier face au blanchiment et au financement du terrorisme. »Dans ce cas, le blanchisseur préfère passer par des montages ‘juridiquement complexes’ pour brouiller les pistes, et éviter que l’opération, si elle est trop directe, conduise le fisc français ou les services de lutte contre le blanchiment à s’intéresser de près à cette opération. »   

Des prêteurs anonymes

L’origine des fonds est souvent difficile à établir dans ces opérations immobilières. Lorsque l’argent n’est pas prêté par une banque, mais par une société, et a fortiori par une société offshore, il est difficile de savoir qui se cache derrière le prêteur. Dans les « Pandora Papers », on trouve des exemples concrets du recours à des montages opaques lors d’achats immobiliers sur la Côte d’Azur. Ainsi en 2012, une société civile monégasque a pu acquérir un bien immobilier à Grasse pour la somme de 12 millions d’euros. L’achat était financé par un prêt de 17 millions d’euros consenti par une société domiciliée aux Iles Vierges britanniques, Securicton Consolidated LTD.

Le prêt apparaît bien dans l’acte de vente. Le notaire a reçu des documents envoyés par le cabinet d’avocats panaméen ALCOGAL (Alemán, Cordero, Galindo & Lee), dont l’activité consiste à créer les sociétés dans les principaux paradis fiscaux. Mais ces documents ne précisent pas qui se cache derrière la société. Ils se contentent de démontrer que ladite société a bien une existence légale. Les seuls noms qui apparaissent sont ceux des gérants qui sont en réalité des prête-noms.

Le notaire qui a enregistré l’acte de vente est censé théoriquement déclarer ce genre de situation à Tracfin, le service de renseignement financier français. Tout soupçon concernant des montages qui pourraient s’apparenter à des opérations de blanchiment doit en effet être signalé. Des magistrats nous ont confirmé que, selon eux, l’importance de la somme, la présence de gérants de paille, le recours à un paradis fiscal, auraient pu conduire à une déclaration de soupçon.

Le notaire concerné par cette opération, et par plusieurs autres ventes impliquant également des coquilles vides aux Îles Vierges britanniques ou à Chypre, nous a répondu qu’en raison du secret professionnel, il ne lui était « pas permis de répondre sur des dossiers ou sur des clients qu’[il aurait] eu à connaître ». Et que s’il ne « respectait pas cette règle, tout client concerné pourrait engager à [son] encontre des actions judiciaires civiles et pénales ».  

Les travaux, autre outil de blanchiment

Lorsque les soupçons de blanchiment ne portent pas sur l’achat de biens immobiliers, ils peuvent apparaître lors de la phase des travaux. Les montants atteints sur certains projets de villas peuvent en effet facilement dépasser la barre des 10 millions d’euros. Et là encore, non seulement les montages utilisés sont très complexes, mais la question de l’intérêt économique de certaines opérations se pose. 

Par exemple, en février 2014, une société civile monégasque, la SCP New Redon, détenue, selon les documents issus des « Pandora Papers », par la société de gestion luxembourgeoise Euro-Providence, achète un terrain à Mougins pour 1,4 million d’euros. L’acte de vente ne fait apparaitre aucun prêt. Et pourtant, trois semaines auparavant, une société basée aux Iles Vierges britanniques, Bimis Holding Group LTD, a bien signé un accord de prêt avec ladite société luxembourgeoise.

Les caractéristiques de ce prêt interrogent. Il est consenti avec un taux d’intérêt à 0% et prévoit un remboursement en une seule fois au bout de cinq ans. L’argent a été viré par la société des Iles Vierges britanniques, depuis un compte bancaire de la Danske Bank en Estonie, (un établissement au centre d’un gigantesque scandale de blanchiment d’argent russe), pour finalement atterrir sur le compte de la SCP New Redon ouvert à la Julius Baer de Monaco.

Sept prêts pour huit millions d’euros de travaux

Entre janvier 2014 et septembre 2019, on peut retrouver la trace de sept prêts accordés par Bimis Holding Group LTD à la société luxembourgeoise. A chaque fois, l’argent est viré sur l’un des comptes bancaires de la SCP New Redon, notamment à la Julius Baer de Monaco. En tout, ce sont ainsi plus de huit millions d’euros qui ont été versés, et qui auraient servi à des travaux de construction sur le terrain acheté à Mougins. Un contrat a effectivement été passé directement par Bimis Holding, en tant que maître d’ouvrage, avec un architecte du Cannet pour une somme de 4,5 millions d’euros TTC peu après l’achat du terrain. Il prévoit la construction d’une villa principale, d’une maison de gardien, d’une piscine et d’un pool-house.

Mais qui a réellement payé ces travaux et effectué tous les virements depuis des comptes bancaires en Estonie puis à Guernesey ? Les Pandora Papers font apparaître le nom d’un ressortissant russe : Mikhail Zayts, sur qui nous n’avons trouvé que très peu d’informations en ligne. Il n’a donc pas été possible de le joindre pour savoir quel était son intérêt dans le financement des travaux d’une maison à laquelle il n’est officiellement pas lié, puisque son nom n’apparaît pas dans la transaction en France.

Dans son livre sur le blanchiment, Maurice Feferman évoque une situation qui ressemble à celle-ci. Dans un chapitre consacré à la question des travaux, il explique : « Une personne qui a peut-être des fonds d’origine douteuse ou non déclarés peut augmenter la valeur d’un bien en faisant réaliser les travaux, explique-t-il. Cela nécessite de faire appel à des entreprises peu regardantes sur l’origine des fonds, et cela permet de ne pas déclarer l’origine des fonds. » Selon nos informations, la maison de Mougins, d’une surface de 900 mètres carrés habitables est aujourd’hui en vente pour un prix de 30 millions d’euros.  

Des témoins qui ne sont pas obligés de signaler

Nous n’en saurons pas plus, puisque ni l’architecte, ni les époux français actionnaires de la société luxembourgeoise n’ont répondu à nos sollicitations. La gérante fiduciaire française de la société monégasque, qui travaille également en tant que gérante au sein d’une agence immobilière de luxe à Cannes, n’a pas non plus souhaité répondre à notre demande d’interview. Mais elle nous a tout de même livré un élément qui permet de mieux comprendre le fonctionnement de ces montages, et surtout, l’absence de signalement auprès de Tracfin des opérations litigieuses. 

Sur le recours aux places offshore, les virements et l’identité du propriétaire réel de la maison, elle a notamment expliqué à la cellule investigation de Radio France qu’elle n’était pas tenue à une obligation de signalement à Tracfin, contrairement à ses voisins de bureaux qui eux, en tant qu’agents immobiliers, sont tenus par la loi de signaler tout soupçons de blanchiment. Il apparaît donc qu’au sein d’une même structure immobilière, les rôles pourraient-être répartis. D’un côté, certaines personnes voient passer des flux douteux mais n’ont pas obligation de les signaler de par leur profession, tandis que de l’autres, leurs collègues, qui eux sont tenus par cette obligation, sont tenus à l’écart des montages opaques.  

La spectaculaire affaire Kerimov : achat frauduleux d’une villa à Antibes

La Côte d’Azur a récemment connu un fait divers retentissant impliquant un oligarque russe et des professionnels de l’immobilier. En novembre 2017, Suleyman Kerimov est arrêté à l’aéroport de Nice. Ce proche de Vladimir Poutine est soupçonné par la police d’avoir acheté une villa à Antibes 35 millions d’euros, alors qu’elle en a couté en réalité 127 millions. La différence aurait servi à payer sous forme de dessous-de-table des vendeurs et des intermédiaires. Une enquête a été ouverte, notamment pour fraude fiscale et blanchiment aggravé. Et on retrouve cités ou mis en cause : des avocats, des agents immobiliers, des mandataires judiciaires, des gérants, et des notaires… La société qui a acheté la villa a reconnu des faits de complicité de fraude fiscale, et a signé une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) accompagnée d’une amende de 1,4 million d’euros, en plus du redressement fiscal de plus de 10 millions d’euros.

De son côté la profession se défend. « On a beau demander des documents à l’étranger, des certificats juridiques sur la validité de la société, il y a une limite », explique Nicolas Meurot, président de la chambre des notaires des Alpes Maritimes. « Dans certains cas, on peut identifier le bénéficiaire, dans d’autres cas c’est extrêmement compliqué, notamment quand il y a une interposition de sociétés. » En 2020, les notaires français ont envoyé 1 546 déclarations de soupçons à Tracfin, portant sur une somme totale de 2,3 milliards d’euros. Un nombre en baisse de 15% par rapport à 2019. Mais « si cette baisse est majoritairement intervenue lors des mois de mars à mai, au plus fort de la crise sanitaire, la tendance s’est maintenue sur le reste de l’année », note le service de renseignement financier français dans son dernier rapport annuel.

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