Peintre de corbeilles fleuries et de bords de Seine, Eugène Frey fut aussi l’inventeur d’un dispositif unique qui, au début du XXe siècle, éblouit des milliers de spectateurs. Projetant sur les décors de scène de multiples variations de couleurs, de lumières et de formes mais aussi des images en mouvement, ses «décors lumineux à transformations» animèrent notamment le très prisé Opéra de Monte-Carlo entre 1904 et 1938.
Cavalcades, éboulements, couchers de soleil ou courses à l’abîme : ce système complexe combinant techniques picturale, photographique et précinématographique nécessitait un travail de titan. Dans l’écrin de la Villa Paloma, le Nouveau Musée national de Monaco (NMNM) rend un bel hommage à cet artiste-inventeur oublié qui passait le temps des représentations derrière la toile de fond, perché sur d’imposantes machines construites par ses soins. Aux dessins, maquettes, plaques de verre, photographies, seules traces de soirées du siècle passé s’ajoutent des œuvres de l’artiste contemporain João Maria Gusmão, invité à réinterpréter la technique de Frey.
C’est avec lui que commence cette exposition : sur le mur aveugle de l’escalier, quatre appareils à diapositives bidouillés par l’artiste projettent une vue en perspective donnant sur une fenêtre. En guise de prologue, Window (2020) combine différents motifs que l’on retrouve au fil de huit autres projections dispersées dans l’exposition. Sans film et sans opérateur, celles-ci réactivent la technique des lanternes magiques tout en offrant un contrepoint aux œuvres de Frey. Car plus que le spectacle, ce sont les mécanismes de la perception qu’interroge Gusmão, artiste habitué à croiser science, philosophie, histoire mais aussi humour – notamment dans ses œuvres créées avec Pedro Paiva, et montrées, entre autres, à la Biennale de Venise (2009 et 2013).
Lanternes magiques
Replacer Frey dans la lumière demande de s’intéresser d’abord aux théâtres d’ombres, spectacles très prisés à la fin du XIXe siècle dans les cabarets montmartrois. Car avant de travailler sur les grandes scènes lyriques européennes, Frey dirige boulevard de Clichy à Paris la Boîte à musique. Là se retrouvent de nombreux anciens du Chat noir, où s’était notamment développé avec un immense succès l’usage des lanternes magiques pour projeter des décors colorés et créer des effets de profondeur. L’exposition replonge le visiteur dans cet univers poétique fait de silhouettes découpées et d’inventions lumineuses qui influencent fortement Frey à la Boîte à musique. Mais c’est à la faveur de l’Expo universelle de 1900 qu’Eugène Frey expérimente un mode de projection réglé sur les contraintes de la scène d’un théâtre. Pour la première fois au Palais de la danse les décors du ballet Terpsichore (dont on découvre ici des études) sont projetés depuis l’arrière-scène sur un rideau de fond. Le résultat frappe le directeur de l’opéra de Monte-Carlo, Raoul Gunsbourg, qui l’engage dès 1904.
«Les décors lumineux sont de véritables tableaux peints sur verre, exécutés de ma main et projetés par transparence à l’aide de puissants appareils sur un écran blanc. Ce dernier reste seul dans une zone obscure tandis que la scène est éclairée», explique-t-il lors d’une conférence donnée à l’Académie royale des beaux-arts de Liège en 1925. En pratique, le «peintre Eugène Frey», tel qu’il se présente, réalise d’abord des dessins, les plus précis possible. Photographiés et tirés à autant d’exemplaires qu’il y a d’effets ou de changements à produire, ceux-ci sont ensuite peints et colorés sur des plaques de verre avec le plus grand soin afin de pouvoir être agrandis jusqu’à 10 000 fois pour couvrir le rideau de scène.
Présentés ici au terme d’une longue recherche parmi un immense fonds conservé principalement à Monaco, ce sont des mondes entiers qui s’ouvrent à nous : des paysages enneigés des Contes d’Andersen à la Mancha de Don Quichotte en passant par une mer coupée en deux par et pour Moïse, une éruption du Vésuve ou des vues sous-marines absolument fascinantes.
A ces documents exceptionnels laissant imaginer ce à quoi pouvaient ressembler les spectacles pour lesquels œuvrait Eugène Frey, l’exposition confronte d’autres créations d’inventeurs, d’artistes ou de cinéastes. Le «microcinéma en lumière continue» de Gusmão, donc, installation sténographiée conçue à l’échelle de la Villa Paloma et intitulée Traveling without motion. Mais aussi : la captation du beau théâtre d’ombres ambulant de Lourdes Castro (Teatro de Sombras, 1978) ; le grand jeu d’ombre ou Schattenspie_l (2002) de l’artiste-collectionneur Hans-Peter Feldmann ; les films de silhouettes créés par la pionnière Lotte Reiniger ou Michel Ocelot (Kirikou)_ à ses débuts. A tout cela s’ajoutent les merveilleux photogrammes colorisés des danses serpentines de Loïe Fuller avec qui Frey partageait une même ambition : renouveler la mise en scène à la recherche d’un théâtre immatériel.
Fantasmagorie
A l’heure de l’avènement du cinéma qu’il regardait avec méfiance voire défiance, Frey se plaçait du côté des arts vivants, ranimant l’ancienne fantasmagorie en puisant dans les ressources de la lumière électrique. Parmi les études pour les Décors lumineux de la Damnation de Faust (1905) présentées ici, son image apparaît, développée l’air de rien à côté d’un de ses dessins. Emouvant autoportrait d’un homme portant seul son invention. Face au cinéma et sans véritable successeur, la technique d’Eugène Frey, ses aurores, ses orages et ses crépuscules, meurent avec lui en 1930.
Source : Diane Lisarelli Correspondance de Libération à Nice